Les sauveteurs d’entreprises monnaient cher leurs talents
“Beaucoup de boîtes n’auraient pas dû survivre à la crise sanitaire et d’autres se retrouvent impactées par la guerre en Ukraine”, observe Arnaud Marion, expert dans la gestion de crise, qui a eu à traiter plus de 300 dossiers au fil de ses trente ans de carrière, dont Solocal ou Vélib’. Les montagnes de cash injectées par l’Etat depuis 2020 n’ont pas créé un bon climat pour les entreprises en difficulté. Les étalements et reports de dettes ont agi comme un anesthésiant. Faisant disparaître toute pression qui pousserait un actionnaire à vendre.
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L’avenir est donc plutôt rose pour les spécialistes de la gestion de crise, dont les traitements de mercenaires font souvent grincer des dents : un salaire mensuel supérieur à 100.000 euros, auquel s’ajoute un success fee dépassant le million, confie l’un d’eux. “Le métier s’est professionnalisé et personnalisé, explique Arnaud Marion. Nous ne sommes pas très nombreux, juste quelques têtes d’affiche en opposition aux grands cabinets américains.”
Les modes opératoires divergent. Les acteurs américains, comme AlixPartners et Alvarez & Marsal, sont plutôt focalisés sur les grands groupes, aux ramifications internationales. Ils déboulent dans les entreprises par équipes entières, de petites armées, façon commando. La méthode a ses adeptes, comme au sein d’Altice, qui a constitué sa propre équipe de “nettoyeurs” autour d’Armando Pereira, l’associé historique du fondateur et président Patrick Drahi. La procédure est immuable : au rythme des acquisitions du groupe de télécoms en France, en Israël, au Portugal ou aux Etats-Unis, il débarque avec sa petite troupe de cinq personnes chacune experte dans son domaine, la finance, les ressources humaines ou les achats. Durant six à huit mois, ils passent tout en revue, dans les moindres détails, suivant une liste de ratios savamment établie. L’homme d’affaires portugais assimile ce travail à une performance sportive. Une course contre la montre. Au mois d’août dernier, il a ainsi repris les commandes de SFR, dont les résultats n’étaient pas jugés satisfaisants.
La priorité, éviter la faillite. Puis restructurer la boîte
La même méthode commando a été déployée chez Technicolor, par une équipe de spécialistes emmenée par Richard Moat, 68 ans, un vétéran de la gestion de crise. Cet anglo-irlandais a redressé des boîtes un peu partout de Dublin à Bangkok, en passant par Bucarest, essentiellement dans les télécoms. Il a notamment restructuré l’opérateur irlandais Eir, en état de banqueroute, avant d’en céder le contrôle à Xavier Niel en 2017. Sa méthode : “Je dispose de la boîte à outils pour transformer une boîte et la rendre profitable”, assure-t-il froidement. À Technicolor, il a débarqué avec son équipe de choc : Tim Spence, toujours présent à ses côtés dans ses précédentes restructurations, David Holliday, une vieille connaissance, expert des télécoms, ainsi qu’une spécialiste des programmes de réduction de coûts, qui l’avait notamment accompagné sur le dossier Eir. Arrivés en novembre 2019, ils ont d’abord sauvé l’entreprise de la faillite, en quelques mois, en bouclant une augmentation de capital de 425 millions d’euros. Avant de mener la restructuration du groupe à l’échelle planétaire pour scinder en deux l’ancien Thomson : d’un côté le cinéma d’animation et les effets spéciaux, regroupés dans Technicolor Creative Studios (TCS), introduit en Bourse le 27 septembre dernier; de l’autre, tout le reste (la maison connectée, les box pour les câblo-opérateurs, la fabrication de vinyles et de DVD).
Le style commando n’est pas vraiment la tasse de thé d’Arnaud Marion, qui considère comme révolue l’époque du restructurateur à la Léon — personnage de cinéma incarné par Jean Reno dans le film de Luc Besson chargé d’éliminer, si possible violemment, les cibles désignées. Même analyse du côté de Patrick Puy, qui élève presque le métier au rang d’art majeur. “Le management est un art qui s’apparente à la culture, énonce-t-il, et c’est très vrai pour le management de crise : il faut connaître et comprendre les écosystèmes locaux et nationaux.”
Le retournement d’entreprise réclame un engagement total
Sébastien Gauthier a quasiment tout sacrifié à la cause durant plusieurs années. Cofondateur, avec Nicolas de Germay, du fonds de retournement Alandia Industries, il s’est attelé, durant trois ans, au sauvetage de Carbone Savoie, un spécialiste des produits en graphite et en carbone. Manager expérimenté, il a occupé différents postes, dans différentes entreprises, avant de se lancer dans le retournement. A partir du printemps 2016, il devient PDG d’une entreprise en crise, quitte sa famille chaque lundi pour prendre le premier train pour Moûtiers, Gare de Lyon, parfois avec le moral dans les chaussettes : “C’est un engagement familial, c’est très lourd à porter, dur émotionnellement, mais avec la satisfaction à la fin de voir la boîte s’en sortir.” Cette fois, pas de méthode commando. Sébastien Gauthier a maintenu l’équipe de direction en place, associant ses compétences de retournement à celles de l’entreprise. “C’est un travail de longue haleine particulièrement risqué, résume-t-il. Nous sommes la dernière solution avant le dépôt de bilan, la rupture est consommée avec les salariés, les banques, les fournisseurs…”
La société a retrouvé un Ebitda positif au bout de quinze mois. “Et quand nous redressons une entreprise, nous nous attachons à redistribuer une partie des fruits aux salariés, dans des proportions qu’ils n’ont jamais vues”, précise le sauveteur de Carbone Savoie, revendu en 2020 au japonais Tokai Carbon, pour en faire le leader européen de poudre de carbone pour batteries au lithium.
Parmi les bons souvenirs de sa longue carrière, Patrick Puy évoque ce jour où, le job accompli, les responsables du CSE l’ont invité à boire un verre. Mais en cachette. “On est de plus en plus détesté au fur et à mesure que se déroule la mission, raconte-t-il. On obtient parfois le soutien des partenaires sociaux, mais il ne faut pas mettre de sentiment dans l’affaire.” A l’inverse, les principales difficultés viennent souvent de l’actionnaire. Il se souvient encore des grands moments de tension avec l’un d’entre eux, qui n’avait pas hésité à faire installer des logiciels espions sur sa boîte mail.
Restructuration, redressement, transformation… Quelle que soit sa dénomination, le travail de sauvetage reste un moment de solitude pour son artisan. “Le côté agréable du job, c’est que c’est tellement difficile que vous n’avez personne sur le dos, tout le monde se tient à distance”, confirme Marie-Laure Pochon, qui a passé les vingt-cinq dernières années à redresser des entités dans le secteur de la santé, chez Schwarz, Lundbeck ou Acteon, avant de reprendre 3Disc, une belle endormie américaine du numérique dentaire. “On se prend des coups sans savoir quand cela s’arrêtera, il faut rester super pro, confie-t-elle. Mais il n’y a pas de recette miracle.”
Et c’est bien le problème. Chaque dirigeant est un jour confronté à une crise grave, et rares sont ceux à y être préparés, selon Arnaud Marion, qui a fondé en 2020 l’Institut des hautes études en gestion de crise, qui forme chaque année une centaine de managers. Une sorte de stage de survie qui pourrait être utilement imposé à tous les créateurs d’entreprise.
Cet Irlando-britannique a retourné de nombreuses sociétés de l’univers des télécoms avant de prendre en charge le dossier Technicolor, en 2019. Pour chaque nouvelle affaire, il débarque avec sa petite équipe de spécialistes aguerrie aux techniques de restructuration.
(Photos: S. Motagne/PhotoPQR/ La Voix du Nord /MaxPPP – SP – E. Piermont/AFP – M. Bertrand/ Challenges)
Ce vétéran de la gestion de crise en France a traité quelques-uns des plus gros dossiers de restructuration dans l’Hexagone avant de créer le fonds Equerre, avec Pascal Lebard, ex-patron du fonds Sequana, pour investir dans les entreprises fragilisées.
(Photos: S. Motagne/PhotoPQR/ La Voix du Nord /MaxPPP – SP – E. Piermont/AFP – M. Bertrand/ Challenges)
Associé historique de Patrick Drahi dans Altice, il a accompagné toutes les campagnes de croissance externe en organisant l’intégration de chaque filiale avec sa troupe de cinq experts, qu’il a personnellement formés. Chaque mission dure en moyenne six mois.
(Photos: S. Motagne/PhotoPQR/ La Voix du Nord /MaxPPP – SP – E. Piermont/AFP – M. Bertrand/ Challenges)
Le restructuring fascine le cinéma
“Je me suis donné un an pour redresser la barre. Faut être les premiers, Louis, sinon à quoi bon?” En 1981, Michel Piccoli incarne un homme d’affaires, repreneur d’un grand magasin, dans le film Une Etrange Affaire. Il débarque un beau jour avec sa petite équipe de collaborateurs serviles et s’attèle à bousculer les cadres de l’entreprise, en particulier Louis, joué par Gérard Lanvin, avant de repartir “pour presser ailleurs un autre citron”, disait à l’époque son réalisateur Pierre Granier-Deferre.
Spécialiste de la gestion de crise, du restructuring ou du retournement des entreprises, ces personnages souvent mystérieux ont toujours inspiré le cinéma. Au point, diront certains, de verser parfois dans la caricature, contre laquelle tentent de se battre les professionnels de terrain.
Dans sa trilogie sur le monde du travail, Stéphane Brizé produit une fresque sociale ultraréaliste autour de ce thème. Eric Cantona, dans la série Dérapages, se mue en DRH autrefois efficace qui finit par perdre pied et sombrer dans la folie.
Le cinéma américain n’est évidemment pas en reste sur ce terrain, mais le personnage du nettoyeur y est souvent plus flamboyant dans un environnement professionnel extrêmement brutal. A l’instar de l’impitoyable gestionnaire de fonds Gordon Gekko dans Wall Street, ou du coupeur de têtes collectionneur de miles dans In the Air, ils transpirent le cynisme par tous les pores de la peau. Mais ils sont sévèrement punis à la fin.
Une Etrange Affaire (1981). Michel Piccoli y incarne un repreneur qui bouscule les cadres d’un grand magasin avant d’aller “presser ailleurs un autre citron”.
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