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« Le plaisir au travail est de plus en plus compromis »

La Croix : Le travail peut-il encore être un lieu d’épanouissement ?

Christophe Dejours : C’est toute la question, que les débats actuels sur la réforme des retraites n’abordent pas. La réponse de la clinique, nourrie des situations relatées en consultation, est hélas sévère: les conditions qui rendent possible le plaisir au travail sont de plus en compromises, à peu près dans tous les secteurs. Pour le comprendre, il faut revenir à la promesse d’accomplissement de soi qui y est attachée.

Sur le plan individuel, en effet, le travail ne consiste pas seulement à produire mais aussi à se transformer soi-même. Je peux, en travaillant, révéler des qualités en moi dont je ne peux pas faire l’expérience autrement. Pour devenir pianiste, ingénieur de sûreté dans le nucléaire ou médecin, il faut se mettre à l’épreuve durant des années jusqu’à ce que se développent en vous de nouveaux registres de sensibilité et de nouvelles habiletés qui n’existaient pas auparavant. Et cela, c’est une source de plaisir incommensurable.

N’est-ce pas aussi le lien avec les autres qui nourrit le plaisir au travail ?

C. J. : Le plaisir est même consubstantiel à l’appartenance à un collectif qui entre en coopération et tient compte des individualités qui le composent. S’y déploie un mode de relation proche de l’amitié fraternelle de La Boétie. Une certaine prévenance, une attention aux effets de sa manière de travailler sur les autres. La Boétie parle de franchise, qui signifie être affranchi, c’est-à-dire libre d’agir, de penser et de participer, mais aussi être sincère, pouvoir dire ce qu’on pense vraiment, sans crainte.

Quand ces conditions sont réunies, le collectif construit des règles de travail, délibère sur l’œuvre commune. L’œuvre commune ne va jamais de soi, mais d’elle dépend le sens du travail de chacun. Ceux qui mettent leur intelligence à son service doivent pouvoir en retirer un accomplissement de soi.

Vous avez pensé la souffrance au travail il y a plus de vingt ans. Comment jugez-vous la situation ?

C. J. : Grave. Les conditions d’accès à l’accomplissement individuel et collectif sont quasiment en voie de destruction partout. En tout cas, la clinique est impitoyable : les maladies ne concernent plus seulement ceux qui sont en position subalterne, comme les ouvriers ou employés, ou qui travaillent dans des secteurs difficiles, comme l’hôtellerie, le domaine du soin, ou encore les livraisons à vélo. Non, c’est à présent aussi le plus haut niveau de la hiérarchie qui dégringole, des médecins des hôpitaux, des magistrats ou des cadres dirigeants.

Pourquoi sont-ils si nombreux à se sentir mal ? Tous sont obligés de brader la qualité de leur travail pour répondre à des exigences de quantité et de standardisation. Trop de patients à opérer, trop de dossiers judiciaires à traiter, trop de résultats à fournir. Et là, nous avons malheureusement franchi une étape supplémentaire. Lorsque j’ai écrit Souffrance en France en 1998 (1), la souffrance éthique consistait à voir des collègues se faire maltraiter sans réagir. Puis à devenir maltraitant à son tour.

À présent, la réduction généralisée des effectifs a conduit à saper la qualité du travail, à trahir de ce fait les règles du métier, l’héritage du savoir-faire, à trahir les collègues mais aussi les clients. Aujourd’hui, la souffrance éthique réside dans le fait de trahir les autres et finalement soi-même. Et cette trahison de soi est d’autant plus dangereuse qu’elle ne peut plus être partagée au sein d’un collectif de travail.

Dans ce contexte, quel effet le télétravail, généralisé depuis la crise sanitaire, produit-il ?

C. J. : Il n’existe pas de réponse univoque à cette question, car les effets du télétravail sont très différents selon les activités. La crise sanitaire a montré par exemple combien l’enseignement à distance pouvait être dommageable pour de jeunes étudiants, tant il abîmait la relation pédagogique.

En entreprise, lorsque la coopération existe, l’alternance de jours en présentiel et en télétravail peut fonctionner. Mais dans ce cas, l’organisation et la répartition du travail se font lors de réunions en présence et régulières, dans lesquelles les priorités sont déterminées collectivement, après délibération.

Souvent, au contraire, le télétravail apparaît comme le moyen d’échapper à une situation devenue trop pénible. Mieux vaut alors rester chez soi, malgré la solitude ressentie ou les tensions générées avec les proches.

En parallèle de la progression du télétravail, de plus en plus d’entreprises ont recours au flex office…

C. J. : De la même façon que les résultats sont attendus avec moins de personnes, ils sont exigés avec moins de bureaux. Là encore, c’est un déni de ce qu’est le travail, qui est toujours un engagement du corps en plus de celui d’une pensée. Un bureau, c’est un lieu où l’on se retrouve, où l’on réorganise son travail, où l’on conserve des traces, des références que l’on peut convoquer.

Les jeunes générations n’aspirent-elles pas à un autre rapport au travail ?

C. J. : Un peu partout, à la campagne, au sein des coopératives, s’expérimentent de nouvelles formes de travail, où se reconstituent d’autres types de relations. Certains jeunes diplômés renoncent aux salaires et aux carrières pour retrouver le sens de la coopération et prendre le temps de la délibération.

S’inventent ainsi des formes originales de travail, mais aussi, dans le même temps, de vie démocratique. Car, comme le philosophe américain John Dewey aimait le rappeler, la démocratie, ce n’est pas seulement la théorie du gouvernement des hommes, c’est aussi une pratique. Et nous avons, grâce au travail, plus que jamais besoin de l’expérimenter.

CET ARTICLE A ETE COPIE SUR www.la-croix.com

Written by Mark Antoine

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