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« La France a toujours eu des difficultés avec la notion de démocratie sociale »

La Croix : Quel vous semble être l’état de la démocratie sociale aujourd’hui en France ?

Pierre-Olivier Monteil : La France a toujours eu des difficultés avec la notion de démocratie sociale et la reconnaissance des citoyens comme travailleurs, avec leurs corps intermédiaires. Au moment de la Révolution française, on a supprimé les corps intermédiaires au nom de la lutte contre les forces conservatrices, avec la loi Le Chapelier (1 791). Aujourd’hui, c’est au nom d’un État garant de l’ordre néolibéral qu’on promeut une société atomisée. De la même façon que l’État jacobin veut avoir le citoyen tout seul en face de lui, dans une espèce de face-à-face, l’État néolibéral veut maintenant des producteurs individuels, isolés face à lui. Car, pour le marché, il faut avoir des atomes et pas des agrégats, il faut que ce soit fluide.

La mobilisation syndicale contre les retraites, soutenue par l’opinion publique depuis le début, dit-elle quelque chose d’un désir de démocratie sociale ?

P.-O. M. : Je pense que oui, en ce sens que le mouvement me semble exprimer des réprobations et un mécontentement qui a tendance à déborder la thématique des retraites pour se porter sur un mode d’exercice du pouvoir. Ce qu’exprime le mouvement social, c’est un sentiment de ne pas être écoutés et une critique d’un pouvoir technocratique.

À l’arrière-fond, il y a l’amertume que c’est comme cela depuis quarante ans et que cela commence à bien faire. J’y reconnais une lassitude du « il faut s’adapter », que la philosophe Barbara Stiegler a bien analysé dans son livre (Il faut s’adapter, Gallimard, 2019).

Vous avez beaucoup travaillé sur la vie en entreprise. L’aspiration à une forme de démocratie sociale s’y exprime-t-elle également ?

P.-O. M. : Tout à fait, mais elle prend le chemin d’une aspiration à d’autres manières de travailler. Il y a aujourd’hui une profonde aspiration des travailleurs à un travail qui ait du sens. Je ne crois pas du tout que se développerait une prétendue « paresse » sur laquelle on entend dire tout et n’importe quoi. L’idée qu’il y aurait un désinvestissement face au travail me paraît une erreur de lecture complète.

Il y a au contraire une aspiration au travail et une dénonciation du travail actuel au nom du travail qu’on aime ou qu’on aimerait faire. Je constate une vraie attente de donner de soi, de s’engager, d’entreprendre, notamment chez les jeunes qui découvrent les petits boulots, les CDD, l’intérim, l’apprentissage, et qui sont impatients de pouvoir faire du bon travail.

L’ambiguïté, c’est que cette attente déçue peut se traduire par une demande de télétravail ou la constitution de sa propre bulle dans l’autoentrepreneuriat ou au sein de l’entreprise. Mais ces phénomènes relèvent pour moi d’un évitement, par dépit, « en attendant mieux », tant que le contexte actuel ne permet pas de s’épanouir par le travail. J’ai pu lire ici ou là qu’Emmanuel Macron pensait que l’avenir du travail était l’autoentrepreneuriat. Si c’était le cas, ce serait pour moi une erreur de lecture complète.

Comment cette aspiration à un travail de qualité rejoint-elle celle de la démocratie sociale ?

P.-O. M. : Il faut s’interroger sur le type de management et de vie au travail que l’on promeut dans l’entreprise. Potentiellement, l’expérience du travail peut être une pédagogie de la citoyenneté, à travers l’apprentissage de la coopération, de la délibération, du compromis. Au contraire, aujourd’hui, on voit se développer un management centré sur la performance individuelle, où tout ce qui concerne le collectif ne compte pas pour l’évolution de carrière, pour les primes, etc. Cette tendance est renforcée par l’usage d’Internet et le télétravail, qui mettent de la distance entre les travailleurs et conduisent à l’abandon progressif du travail d’équipe. Derrière cela, il y a l’idée que ce n’est pas la peine de se réunir à 25, puisqu’il suffira de mettre 25 salariés en copie de son mail…

Il faudrait prendre conscience que le travail nous façonne. De la même façon que nous produisons, nous nous produisons, à travers l’activité et surtout le contexte de l’activité de travail. Le monde du travail est micropolitique. Aujourd’hui, l’organisation néolibérale du travail se présente comme neutre politiquement, mais ce n’est pas le cas. À travers la performance individuelle et le numérique, le travail collectif est dissous, et cela a un impact politique. Ce type de management apprend le chacun pour soi et désapprend le désintéressement. C’est à mes yeux une école de l’incivisme.

Comment inverser la vapeur ?

P.-O. M. : Il faudrait arriver à faire comprendre que la démocratie sociale n’est pas du tout un luxe, ni d’un point de vue économique, ni d’un point de vue politique. Le management qui ignore la temporalité du travail humain finit par être contre-performant : la performance ne sera pas au rendez-vous ou elle sera moindre.

Sur le plan politique, la littérature scientifique montre que, dans les entreprises qui mettent en œuvre un management participatif, les salariés non seulement sont plus engagés dans leur travail, mais ils sont aussi des citoyens plus actifs et engagés. À l’inverse, le management autoritaire induit un profil de citoyens beaucoup plus craintifs, qui rentrent chez eux après le travail et qui y restent.

Concrètement, que peut-on imaginer pour faire avancer la démocratie sociale ?

P.-O. M. : Au-delà des bonnes volontés, on pourrait s’appuyer sur des évolutions institutionnelles et notamment adopter la codétermination. Si l’on considère qu’une entreprise a besoin du capital et du travail, à égalité, cela doit se traduire par une représentation à égalité des actionnaires et des salariés dans les conseils d’administration. Actuellement, la loi Pacte de 2019 prévoit la présence de deux administrateurs salariés maximum dans les conseils d’administration, si les entreprises le souhaitent évidemment. Elle prévoit aussi une clause de revoyure en 2024, qui pourrait permettre de passer à 50-50. C’est évidemment très optimiste, mais ce serait une réforme extrêmement simple à faire. En Allemagne, la codétermination se pratique depuis 1978 dans toutes les entreprises privées de plus de 2 000 salariés. Et l’on n’a pas remarqué que le pays s’illustrait par des sous-performances économiques.

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Written by Mark Antoine

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